Artwork – « Mellon Collie » des Smashing Pumpkins

Sûrement l’album que j’ai le plus écouté dans ma vie et qui a marqué le début de ma passion pour la musique, étant donné le retour en grâce dans les médias du groupe de Billy Corgan et des rééditions de ces premiers albums, j’ai décidé d’aborder l’un des albums les plus ambitieux et aboutis des années 90, « Mellon Collie & The Infinite Sadness » des Smashing Pumpkins.

Pas de surprise ici, je n’ai pas eu l’occasion d’interviewer le concepteur de la pochette, John Craig, un illustrateur de Pittsburgh mais je suis tombé sur une interview très complète via le site NPR. J’ai donc décidé de traduire ces propos (datant de 2012) tant cet échange se révèle riche d’informations.

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À quel point connaissais-tu les Smashing Pumpkins quand tu as accepté de travailler avec eux ? Connaissais-tu leur musique ?

Pas vraiment. Je ne pense pas que j’avais déjà entendu parler d’eux. Mon agent de Chicago, qui se charge principalement de mes travaux de pub et pour des entreprises, nous a mis en contact car il cherchaient un style rétro et que j’aimais m’appuyer sur une imagerie vintage, perdue. Billy avait une idée très précise en tête, il devait même avoir ce livret complet déjà conçu mentalement. Il voulait vraiment des peintures de style victorien, donc après avoir regardé mon portfolio, je pense qu’il a aimé ce qu’il y a vu mais mais il voulait toujours trouver quelqu’un qui pourrait peindre dans ce style. Donc c’est apparu aussi vite que cela a disparu.

Comment t’es-tu retrouvé de nouveau dans la boucle ?

Ils ont trouvé cette femme qui peignait dans ce style victorien et lui ont fait exécuter quelques chose et cela n’a tout simplement pas fonctionné. Cela n’avait pas ce côté sombre et poussiéreux de l’époque. Dans le même temps, ils travaillaient avec Frank Olinsky, un graphiste de New York.

Qui était le directeur artistique de l’album. 

C’est exact. Il a combiné le tout, réalisé le travail de typographie — l’assemblage complet de l’album, qui est en quelque sorte sa spécialité. Et il m’a recommandé.

Tu l’avais déjà rencontré ?

Pas du tout mais il devait être familier avec mon travail. Donc ils sont revenus vers moi, cette fois par le biais de Frank. Billy n’était toujours pas sûr qu’il veuille de moi pour réaliser ça. Je lui ai dit « donne-moi une idée de ce que tu veux et laisse-moi essayer. » Originellement, il ne s’agissait que de réaliser les illustrations du livret qui étaient au nombre de cinq. Il m’a envoyé quelques fax et j’ai réalisé deux-trois maquettes d’une de ces illustrations — je crois que c’étaient les enfants dans le champ. Je lui ai soumis et il a aimé.

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Une reproduction du fax de Billy envoyé à John pour son premier essai.

 

Ces fax de Billy Corgan, qui sont reproduits dans la version deluxe, appellent d’étranges juxtapositions  — des rats et des écureuils dans une fumerie d’opium, ou un couple de chats se mariant. Avec le recul, le collage semble être le moyen idéal pour ce qu’il voulait. Qu’est-ce qui t’a amené à cette forme d’art ?

Durant toute l’école d’art, j’étais principalement inspiré par les Dadaïstes et les Surréalistes, qui utilisaient pas mal le collage. Ils récupéraient principalement leurs fragments de pubs, principalement des cartes postales du début du vingtième siècle, que j’utilise beaucoup moi-même [..] Je suis simplement tombé amoureux de cette couleur passée, de cette vieille surface. Travaillant depuis le fax de Billy, j’ai utilisé une boite d’images sans lien réel et en ai rejeté pas mal mais de temps en temps, j’attrapais un morceau et me disais que cela pourrait fonctionner. Elles ont commencé à devenir quelque de nouveau, juste par association.

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Comment t’a-t-on attribué la réalisation de la couverture de l’album ?

Je crois qu’ils avaient contacté un photographe français avec lequel ils voulaient vraiment travailler. Il allait venir aux États-Unis et ils allaient construire ce plateau de type Victorien, presque comme une scène. Tous les membres du groupe devaient être en costume, et cela devait être une photo très élaborée pour la couverture — jusqu’à ce qu’il demande 50 000$, je pense. Il était désormais hors-jeu. À cette époque, Billy semblait content des illustrations du livret, j’ai donc dit « pourquoi ne me laisserais-tu pas essayer pour la couverture ? » Nous en avons discuté et il m’a envoyé plus de fax encore, j’ai donc parcouru de nombreux livres de l’époque en ma possession et lui ai montré quelques exemples de peintures qui étaient liées à l’idée céleste dont il était à la recherche. Il évoquait souvent ces figures féminines — vous savez, celles qui sont sculptées sur l’avant des vieux bateaux.

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La note située dans la marge explique « j’ai conscience que ces images puissent être très obtues pour un besoin si spécifique mais je reste ouvert à tout ce que tu pourrais avoir. De plus, il m’est difficile de tout expliquer directement sur papier. »

Une figure de proue.

C’est ça. J’ai trouvé à peu près une douzaine d’images de la période pré-Raphaëlite. Nous avons alors distillé un peu tout cela, nous avions donc quelques éléments qui, pour lui, avait cette essence qu’il recherchait. J’ai donc parcouru mon propre travail et commencé à assembler quelques éléments, jusqu’à ce que j’arrive à cette image d’une femme dans une étoile.

Qui est cette femme ? Qui est-elle pour toi ?

Laisse-moi dire ça comme cela : Le designer du package deluxe sorti récemment a inclus une page de découpage, où l’on trouve des images que l’on peut couper et réarranger. Il m’a demandé si je pouvais prendre l’image de la couverture et la découper de telle manière que les gens puissent l’assembler eux-mêmes. Et je lui ai dit que je ne le ferai pas, que la magie de cet assemblage serait perdue si cela devenait un simple collage avec des chiffres à suivre. Je ne pense pas que cela serait très plaisant pour qui que ce soit de voir ce visuel décomposé ainsi. Toute personne un minimum familière avec l’histoire de l’Art vous diront de quelles œuvres il s’agit; pour cette unique raison, je pense que je ne pourrais pas.

Je suppose que je vais gâcher un peu la magie en disant que j’ai fait quelques recherches sur la couverture. J’ai donc appris que c’était un assemblage, de quelques images très connues, c’est quelque chose que je voulais vraiment évoquer avec toi — je possède l’album depuis la sortie et ne l’ai jamais su avant ces derniers jours. Si tu ne souhaites pas évoquer cette partie…

Je peux si tu sais. Il n’y aucune raison de le cacher si tu sais.

Parle-moi du process. As-tu travaillé à la main ?

Ç’a été fait avec un copieur couleurs, j’avais donc une certaine flexibilité en modifiant la couleur et modifiant la taille. L’arrière-plan est une image céleste tirée d’une encyclopédie pour enfants ou un livre d’apprentissage. Alors que je cherchais le corps et le visage, je cherchais en même temps quelque chose à même d’appuyer le tout plutôt qu’une simple figure se tenant debout. Et j’avais cette pub de whisky, sur laquelle on pouvait voir des verres flottant sur des étoiles. Si tu regardes attentivement, tu pourras voir que là où le corps est inséré, il y a un petit rebord — c’était le pied d’un cocktail. Le visage est l’œuvre  du peintre français Jean-Baptiste Greuze. J’avais une belle et impeccable lithographie de cette image avec beaucoup de détails. Ce visage était aligné sur ma table avec une douzaine d’autres probablement.

Et le corps est celui d’une peinture de Raphaël de Sainte Catherine d’Alexandrie. 

C’est les Experts façon pochette d’album (rires). Avec n’importe quel collage, j’essaie toujours un maximum de possibilités. C’est comme ces livres où l’on peut changer les visages en bougeant les yeux et le nez jusqu’à ce qu’on obtienne ce que l’on souhaite.

La tête et le corps semblent faits l’un pour l’autre; on ne saurait dire que cela vient de deux femmes différentes, de deux peintures différentes. 

Et bien, c’est le genre de magie que j’essaie d’obtenir. La plupart des collages sont le résultat de découpe ou de déchirements qui peuvent se percevoir. J’essaie de faire quelque chose sans accroc dans mon travail.

Qu’est-ce que tu as aimé chez ces deux modèles pour vouloir les assembler ?

Avec Greuze, il y avait quelque chose de très onirique ou extatique dans l’expression que l’on ne retrouvait pas dans la peinture de Raphaël. Alors qu’il y avait ce drapé et la couleur chez Raphaël, rien que la manière dont ça ondule et presque voyage. Je pense que ce sont ces couleurs primaires aussi. C’est ainsi que ça se produit — on ne sait jamais si cela va fonctionner mais tu assembles le corps sur l’étoile et la tête sur ce corps et d’une certaine manière, tu sais que ça colle. Bien que maintenant en la regardant je vois quelques petites modifications que je pourrais faire.

Telles que ?

Il y a un peu plus de texture au niveau de la main et cela me dérange. Je ne peux pas vraiment changer ça désormais. Ses épaules sont un tout petit peu trop serrées; elle devrait avoir un peu plus de décolleté, ou une suggestion de début à cela. La chevelure devrait être un peu plus transparente autour de la partie clairsemée. En même temps, on peut retravailler cela jusqu’à la mort.

Parlons des mains, qui me semblent vraiment intéressantes. J’avais probablement 12 ans quand j’ai eu cet album, et je ne pense pas avoir regardé à deux fois cet artwork. Quand je l’ai revu quelques années plus tard, je me souviens m’être dit qu’il y avait quelque chose de risqué — tout particulièrement la main gauche, drapant le dessous de la taille. Y a-t-il une référence sexuelle ?

Est-ce qu’elle se masturbe ?

C’est ma question.

Tu sais, je vais être honnête avec toi, je vois beaucoup cela sur des peintures de femmes de ces époques.

Qu’elles aient l’air de se masturber ? 

Pas nécessairement — mais il y a beaucoup de caresses,  d’auto-caresses. Elle pourrait, et peut-être que seul Raphaël le savait. Il y a quelques chose à propos du placement des mains et de l’expression que cette femme arbore et peut supposer. Je pense que c’est l’érotisme non avoué dans de nombreuses peintures de cette jeune époque. La seule chose avec laquelle ils pouvaient s’en tirer.

Il y a de fortes chances pour que Mellon Collie reste ton travail le plus connu.

J’espère que non. Je m’améliore toujours, je pense, même à 68 ans. Récemment, j’ai fait une exposition de mes 40 années d’illustration et j’ouvrais des boites que je n’avais pas ouvertes depuis bien longtemps. C’est un peu troublant, tu vois toutes ces travaux qui te font d’une certaine manière grimacer. Et d’autres, tu sais, qui te font penser qu’elles fonctionnent toujours. C’est une satisfaction. Si cela avait été une mauvaise pochette revenant me hanter, ce serait une autre histoire.

As-tu déjà donné un sens à tous ces éléments — la couverture, ces étranges scènes dans le livret et la musique elle-même — fonctionnant ensemble ?

Je suppose que c’est comme des bouts de pages d’un livre perdu. Il n’y en a pas assez pour en déceler la continuité; la véritable relation entre ces différents morceaux est le collage d’une certaine manière.

Après que tout cela soit terminé, ma famille et moi étions invités à voir le groupe à Chicago pour un concert accompagnant la sortie. Ils avaient cette superbe vieux salle et Cheap Trick ouvraient pour eux. Les lumières furent réduites un petit moment, ils devaient baisser la puissance de moitié car l’endroit était si décrépi. Mais c’était bondé. Il y avait une after party aussi, mais c’était trop tard et mes enfants étaient encore jeunes et nous n’y sommes pas allés. Donc je n’ai jamais rencontré Billy de visu, autant que nous ayons pu nous parler par téléphone et sembler nous entendre autant que nos pensées nous le permettaient. Je lui ai bien envoyé une impression tirée d’un vieux livre d’enfants que j’ai trouvé. Cela devait venir de Cendrillon ou quelque chose comme ça. Il y avait cette citrouille écrasée, puisque le carrosse s’était transformé en citrouille et des petites bestioles volaient, avec les souris et tout ça. Je l’ai mis dans un vieux cadre et lui ai envoyé. Et c’était la fin de l’histoire.